"Au bout du compte, nous comprendrons peut-être que l'essentiel n'est pas notre incapacité, devant le contrôle absolu du programmeur, à les libérer, mais l'essentiel est que nous espérons de tout coeur (ou en tout cas, nous le devrions) qu'il les contrôle vraiment."

LES SENS DE L'ANIMISME par Roberto Simanowski

 1. Animaux Sauvages et Créatures Artificielles

Antoine Schmitt présente sa collection d'entités programmées "avec determination" comme "des créatures silencieuses, aux prises avec leur environnement, dont nous faisons partie". Ainsi, il encourage un point de vue philosophique dans l'approche de son travail, qui au fond n'est tout d'abord rien d'autre que pures mathématiques. Le souffle et le sang de ces créatures abstraites sont un ensemble d'équations mathématiques qui non seulement déterminent leur apparence, mais aussi leur comportement et leurs intentions.

Dans son introduction, Schmitt précise :

"Je dote la créature de motivation, c'est à dire d'une force qui pilote les muscles et qui la fait bouger dans un certain but. Par exemple, se tenir debout. Cette motivation, elle aussi implémentée par un algorithme, active les muscles en fonction du décalage entre le but et la perception que la créature a de sa propre position et de son mouvement actuels (kinesthésie) , selon un principe connu en cybernétique sous le nom de téléologie prédictive par rétroaction négative."
(http://www.gratin.org/as/avecdetermination)

Les créatures de Schmitt se rendent compte rapidement du conflit entre leur objectif et les contraintes physiques de la boite. Elles sont bloquées dans une situation sans espoir qui nous rappelle la situation difficile de Sisyphe. Voyez l'entité de "Stepping", qui essaye de se tenir debout et de marcher. Encore et encore elle se heurte la tête contre les murs, tombe à genoux, mais ne perdant jamais ce que nous supposons être du courage ou un instinct de survie, elle se relève encore, pour rencontrer encore les mêmes contraintes. Les créatures de Schmitt sont condamnées à rester dans leur cage. Au lieu de conquérir de nouveaux territoires, elles ne font qu'explorer leur impuissance. La panthère en cage décrite par Rainer Maria Rilke en 1907 nous vient à l'esprit, elle qui arpente sans fin, jour après jour, l'espace de ses barreaux qui sont devenus son monde.

Der Panther

Sein Blick ist vom Vorübergehn der Stäbe
so müd geworden,daß er nichts mehr hält.
Ihm ist, als ob es tausend Stäbe gäbe
und hinter tausend Stäben keine Welt.

Der weiche Gang geschmeidig starker Schritte,
der sich im allerkleinsten Kreise dreht,
ist wie ein Tanz von Kraft um eine Mitte,
in der betäubt ein großer Wille steht.

Nur manchmal schiebt der Vorhang der Pupille
sich lautlos auf -. Dann geht ein Bild hinein,
geht durch der Glieder angespannte Stille -
und hört im Herzen auf zu sein.


La Panthère

Son regard, à force d'user les barreaux
s'est tant épuisé qu'il ne retient plus rien.
Il lui semble que le monde est fait
de milliers de barreaux et au-delà rien.

La démarche feutrée aux pas souples et forts,
elle tourne en rond dans un cercle étroit,
c'est comme une danse de forces autour d'un centre
où se tient engourdie une volonté puissante.

Parfois se lève le rideau des pupilles
sans bruit. Une image y pénètre,
parcourt le silence tendu des membres
et arrivant au coeur, s'évanouit.

(in "Vergers", Ed. du Seuil)

La Panthère de Rilke se trouvait au Jardin des Plantes à Paris; les entités de Schmitt ont été créées sur ordinateur quelque part à Paris. En dehors de cette allusion accidentelle insignifiante, il y a peut-être une relation plus profonde entre les deux.

2. Objets et Observateurs

La Panthère comme les entités programmées sont confrontées à des limitations de mouvement. Pourtant elles vivent leurs limitations différemment. Que la panthère ait été transférée de la vie sauvage au zoo ou bien qu'elle y soit née, elle sent l'inadéquation de cet espace qui n'est pas le bon terrain de jeu pour exercer ses muscles et qui ne fait que les exténuer derrière ces barreaux qui la retiennent. Qu'en est-il des créatures artificielles de Schmitt ? Est-ce que nous ressentons le fait qu'elles ne se sentent pas au bon endroit ? Est-ce que leur force est paralysée comme celle de la panthère ? Non, pas elles, mais plutôt ce qu'elles représentent.

Comme la panthère de Rilke, les créatures de Schmitt ont une dimension symbolique. D'une part, elles représentent ce qu'elles sont : une panthère emprisonnée dans un zoo et une créature programmée bloquée dans une boite. D'autre part, elles renvoient à ceux qui les regardent car leurs spectateurs ont leur propre cage.

Bien sûr, les visiteurs des zoos se sentent rarement piégés en regardant la panthère derrière ses barreaux. Au contraire, ils ressentent une sensation de domination et prennent plaisir à voir cette créature dangeureuse réduite à un objet domestiqué et éteint, cloitré dans un coin tout aussi domestiqué du Jardin des Plantes, et ceci sans qu'ils aient à risquer leur vie en la traquant dans son propre univers. L'expérience du zoo se substitue à celle de la réalité, comme c'est le cas pour les médias tels que les livres, les journaux ou le cinéma, qui à l'époque du poème de Rilke jouaient déjà un rôle important pour la présentation de l'exotique dans le cadre rassurant de la consommation (visuelle). Bien que cette substitution soit exactement ce qui rassure les visiteurs du zoo, elle les renvoient à leur propre vie sous contrainte. Cadrés par leurs peurs et leur situation sociale, il vivent par procuration. Le petit cercle, la volonté paralysée, les yeux tirés - ils se reconnaissent dans leur prisonnier. Les visiteurs du site web de Schmitt sont-ils eux aussi piégés ?

Il y a une différence entre les visiteurs du site web et ceux du zoo. Alors que ces derniers ne peuvent pas changer la situation - sauf à provoquer la panthère emprisonnée en criant ou en faisant des gestes brusques - les premiers peuvent interagir avec les créatures programmées. Nous pouvons accélérer les mouvements de ces créatures, nous pouvons les diriger vers la droite, la gauche, le haut ou le bas, nous pouvons les éclater contre les murs. Contrairement aux visiteurs du zoo, nous ne sommes pas les "spectateurs impuissants" de leur lutte sans fin, comme Schmitt le suggère dans son introduction. Il a raison de dire que nous ne pouvons pas les aider dans cette lutte, mais seulement les perturber encore davantage en bougeant la souris. Néanmoins, notre interaction, notre interférence, nous fait passer du statut de purs spectateurs à celui d'élément intrinsèque du système. Schmitt lui-même définit l'interaction comme étant "seulement un lien minimal entre leur réalité et la notre". Je considère que ce lien est bien plus significatif que Schmitt ne veut nous le faire penser, car il nous met dans "leur baskets", pour ainsi dire. Je considère que ce lien est bien plus significatif que Schmitt ne veut nous le faire penser, car il nous met dans "leur baskets", pour ainsi dire. Nous sommes ces entités, "aux prises avec leur environnement dont nous faisons partie", comme le dit Schmitt. Nous sommes ces entités, "aux prises avec leur environnement dont nous faisons partie", comme le dit Schmitt. Nous sommes la panthère. Aussi artificielles qu'elles soient, ces créatures racontent notre histoire d'impuissance à se libérer de la boite. Mais, qu'est cette boite ?

3. Penser la boite

Ce signifiant "boite" peut nous évoquer plusieurs choses. La première chose qui vient à l'esprit est le système social. Dans cette perspective, le personnage "Not Moving" peut être considéré comme étant celui qui a appris sa leçon : il ne cherche pas à sortir. Il ne fait que nous regarder, bougeant de manière très élégante, et, comme pour récompenser son obéissance, il ne peut être lancé contre le mur, ni verticalement ni horizontalement. C'est comme un exemple d'éducation sociale: tu n'éprouveras plus de douleur lorsque tu auras appris à te comporter convenablement au sein du système, alors que ceux qui lui résistent seront cloués, comme le dernier personnage dans la collection de Schmitt (ceci pourrait être une manière de voir un ordre dans la présentation de Schmitt s'il ne remplaçait pas les plus anciennes de ses créatures par de nouvelles de temps en temps).

En s'éloignant de la métaphore un peu trop simpliste de la boite comme symbole du système social, on peut voir la boite comme langage (qui au final constitue le système social) ou comme logiciel, le langage de la programmation. Après tout, ces créatures dans la boite sont le résultat d'équations mathématiques. Elles sont produites par un être humain comme vous et moi, sauf que lui ou elle sait comment écrire ces équations. Le programmeur est le vrai père de ces créatures, Dieu, qui a décidé de les mettre dans une boite pour que nous puissions jouer avec. Voulons-nous vraiment la libération de ces créatures ?

Ces créatures resteront dans leur boite comme la panthère restera derrière ses barreaux. Et malgré cela, leur présence nous procure à la fois plaisir et anxiété car les boites et les barreaux ne sont jamais tout à fait sûrs. Une panthère dans les rues de nos villes est tout autant un cauchemar qu'un logiciel errant sur le réseau. Nous voulons la panthère et le logiciel, mais nous les voulons sous contrôle. Antoine Schmitt montre clairement que nous n'avons pas ce contrôle. L'impuissance de l'utilisateur est destinée à mettre en avant que seul Dieu, le programmeur, détient le contrôle. Le fait qu'il décide seul des règles est mis en évidence par les mouvements de la souris vers la droite ou le haut qui déplacent, de manière inattendue, la créature vers la gauche ou le bas et vice versa. Mais est-ce que le faiseur de règles contrôle tout ?

Nous n'en sommes pas vraiment sûrs. Pensons à ces expériences avec la puissance nucléaire, et à cette peur des manipulations génétiques. Pensons à cette terreur de la vie artificielle ou à cette horreur de ne plus pouvoir se débarrasser des esprits malins trop vite invoqués, comme c'est le cas dans le poème de Friedrich Schiller "Der Zauberlehrling" (L'Apprenti Sorcier). Nous pouvons appliquer toutes ces facettes de la critique de la culture aux créatures artificielles de Schmitt tout en jouant à essayer de les libérer. Au bout du compte, nous comprendrons peut-être que l'essentiel n'est pas notre incapacité, devant le contrôle absolu du programmeur, à les libérer, mais l'essentiel est que nous espérons de tout coeur (ou en tout cas, nous le devrions) qu'il les contrôle vraiment.

Après tout, qu'est-elle vraiment, cette boite ? En plus d'être la cage de ceux qui y sont capturés, la boite représente nos propres limites. Limites de notre vie qui préfère plutôt voir la panthère au Jardin des Plantes que de nous voir dans la jungle; et limites de nos actions qui nous laissent programmer des choses sans jamais être certains du but. Nous prenons tous conscience de nos limites lorsque nous acceptons avec soulagement l'aide de l'installeur d'un nouveau programme sur notre ordinateur. Ne me demandez pas ce qui se passe quand j'appuie sur la touche "ok". En tout cas, il se passe quelque chose, et la seule chose que j'espère toujours, c'est que la panthère restera dans sa boite.

4. Spectacles et Sens

Les pièces “avec determination” de Schmitt sont impressionnantes à plusieurs titres. On peut regarder les mouvements de ces créatures et leurs tentatives de quitter la boite. On peut aussi s'impliquer et essayer de les aider à réussir, ou juste jouir de notre pouvoir sur elles. On finit par se demander ce que tout ceci veut dire.

Ainsi, le projet de Schmitt - mis à part son plaisir visuel et sa programmation sophistiquée - apporte du sens derrière la surface du spectacle. C'est un exemple de "software art" - comme Lev Manovitch le décrit dans son essai “Generation Flash” -, qui n'est pas seulement un travail bien programmé avec un design graphique flashy et une interaction ludique, mais colporte aussi un message qui vaut la peine d'être considéré. Que ce message puisse être reçu différemment et n'atteigne peut-être jamais son but est bien ce que nous savons et attendons de l'art, par opposition aux slogans d'un manifeste.

La pièce de Schmitt peut être appréciée de plusieurs manières. Regardez ces créatures et leurs différentes manières de bouger - ou plutôt de danser - et regardez comment leur corps réagit différemment au contact du bord. Essayez de comprendre la chorégraphie derrière leur danse, essayez de l'influencer, devenez amis et imaginez-les hors de la boite, sur votre disque dur par exemple, et essayez de sourire à cette pensée.

LES SENS DE L'ANIMISME par Roberto Simanowski
 
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