Pourtant je dirais que « nurb » est de la poésie dans la mesure où il met l’accent sur la matérialité graphique de l’inscription, et donc sur l’unité fondamentale de cette matérialité : c’est-à-dire, la lettre. Ce que « nurb » développe, c’est l’idée que, à son niveau le plus élémentaire, une lettre est une suite de traits horizontaux, verticaux, obliques et incurvés alors qu’une représentation à son niveau le plus élémentaire est aussi une suite de traits qui ressemblent à des lettres, ou bien qui comportent les même formations linéaires et incurvées que les caractères d’un langage.

Le Poème en tant qu'Objet Cinétique et Visuel par Carrie Noland
Traduit par Sandrine Marinesco

Je voudrais commencer par une image qui est familière à tous ceux qui ont de jeunes enfants. Dans une pièce, la lumière allumée, une enfant est assise par terre ou à son bureau, son corps plié en deux, sa tête penchée vers la feuille en face d’elle, le poing serré sur son crayon. L’enfant essaye d’écrire des lettres. L’effort de concentration de l’esprit aussi bien que du corps est impressionnant, son immobilité et son attention se déplacent étrangement : cette enfant veut désespérément apprendre à écrire, et probablement en même temps, à lire les lettres de l’alphabet.

Les psychologues spécialisés pour enfants estiment qu’un enfant américain passe la plupart de son temps entre l’age de 5 et 8 ans à peaufiner les rudiments de cet art privilégié de la culture.[1] L’acquisition de la lecture et de l’écriture est un processus douloureux et pénible, une discipline dans le vrai sens du terme. Ce n’est pas par hasard que cet apprentissage apparaît dans Surveiller et Punir de Michel Foucault comme le modèle type de discipline, dans lequel le corps cinétique est produit par la tâche qu’il est appelé à accomplir.[2] Bien que l’intérêt de Foucault se porte sur le 17ème siècle, le phénomène qu’il décrit est valable de nos jours. L’aptitude à écrire correctement à la main est l’un des maints théâtres de la discipline corporelle apparus au cours du 17ème siècle, une époque s’acharnant à canaliser ce corps si indiscipliné, si libidineux. Non seulement les mains et les doigts devaient suivre une chorégraphie soigneusement mise au point par de vigilants instructeurs de l’orthographe, mais aussi les coudes, la colonne vertébrale, les pieds et même le ventre devaient coordonner leurs mouvements et maintenir des positions prédéterminées et conventionnelles en respect des uns avec les autres. « Un corps bien discipliné, » écrit Foucault, « forme le contexte opératoire du moindre geste. Une bonne écriture par exemple suppose une gymnastique—toute une routine dont le code rigoureux investit le corps en son entier, de la pointe du pied au bout de l’index. » [3]

Apprendre à lire, selon les spécialistes de la science cognitive, n’est pas moins difficile. Le fait de lire produit un effet sur le corps – et bien sûr sur l’esprit- d’une manière que les chercheurs dans des domaines variés essayent encore de comprendre.[4] Une étude menée dans les années 1980 démontre que l’apprentissage de la lecture, une activité qui requiert normalement moins d’investissement corporel que celui de l’écriture, a en fait des effets sur le système nerveux qui durent bien plus longtemps que le moment passé à la lecture elle-même.[5] Par exemple, le mouvement des yeux d’une enfant complètement illettrée ou qui commence à peine à reconnaître les lettres sera extrêmement irrégulier; l’œil se déplace du haut vers le bas, puis sur le côté et en angle oblique dans un espace qui ressemble à celui existant lorsqu’on regarde un large champs d’information visuelle. En d’autres termes, l’enfant regarde son texte de la même façon qu’elle regarderait un dessin ou le monde lui-même. Les mouvements des yeux n’ont pas encore été dominés, régulés, disciplinés pour satisfaire une lecture efficace. Toutefois, lorsque l’enfant apprend à lire plus rapidement, les mouvements des yeux sont confinés à l’intérieur d’un cadre plus étroit, fluctuant entre des hauts et des bas dont la distance diminue progressivement, les mouvements sur le côté disparaissant peu à peu.

L’apprentissage d’un tel contrôle des yeux, bien qu’inconscient et involontaire accompagne l’acquisition des facultés cognitives liées à la lecture. Ce changement du corps physique, cinétique et du système nerveux lui-même est permanent. L’enfant peut dorénavant « lire » grâce à un traitement de l’information visuelle plus précis parce que limité.

Je cite cette expérience pour insister sur le fait que la lecture est un type d’apprentissage qui n’engendre pas seulement un lecteur, mais aussi un texte. En d’autres termes, un enfant complètement analphabète ou à peine capable de lire ne voit pas les mêmes lettres qu’un enfant qui sait lire correctement. Au début, les lettres ont été vues comme des lignes et des formes. Elles ont été des maisons, des arbres, des serpents avant d’être des H, des T ou des S. Elles ont été des dessins avant d’être l’essence des mots, des images avant d’être des signes parce que c’est comme cela que l’oeil les a vues. L’œil quand il bougeait, mal assuré, occupé, inquisiteur, l’œil avide de curiosité, ne savait pas encore ce qu’il regardait, ne savait pas encore comment regarder ce qu’il voyait. L’oeil en tant que tel n’était pas encore exercé, en œil éduqué, et le texte n’était pas perçu comme une suite de lettres immobiles, mais plutôt comme un écran changeant, animé, où l’imaginaire pouvait se projeter.

Comme l’explique Joan Brooks McLane, dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture chez l’enfant, les jeunes enfants ne font pas la différence entre dessiner et écrire. En fait, les éducateurs le reconnaissent maintenant, plusieurs qualités requises pour cet apprentissage sont acquises à travers des activités ludiques comme la peinture, le dessin au crayon, le feutre délébile, ou par des activités qui font intervenir l’imagination de l’enfant comme le fait de « faire semblant ».[6] Les chercheurs savent depuis longtemps que les premiers essais d’écriture d’un enfant se caractérisent par des griffonnages, qui peuvent conduire soit aux premiers symboles d’un langage, soit, en alternance, à des représentations, des lettres ou des lignes.[7] La téléologie de la culture veut que l’acquisition de la lecture et de l’écriture par l’enfant- et par conséquent la transformation des lignes en lettres et le décodage des caractères- soit considérée comme un progrès. L’enfant a appris à lire ; ses yeux se sont arrêtés de bouger dans tous les sens ; et cet enfant va désormais passer la majeure partie de sa vie à lire et à écrire des lettres plutôt que de regarder ou de faire des dessins.

Et cela, pour les auteurs du moins, est une bonne chose. Après tout, les auteurs ont besoin de lecteurs. Il est rare qu’un auteur- et là je pense surtout à ceux qui composent des poèmes- ait regretté l’apparition de l’alphabétisation, car pour être compris et apprécié, le texte exige une maîtrise de ce genre de discipline qui aide spécifiquement à effacer voire éliminer totalement les effets cinétiques visuels des inscriptions sur une page. Ce qu’a surtout la poésie digitale de révolutionnaire, en comparaison avec les poésies du passé, c’est qu’elle est concentrée de façon remarquable sur ces capacités qui ont été soit perdues, soit presque supprimées au cours des « progrès » de notre écriture. Semblable à cela aux poésies concrètes et visuelles, la poésie digitale réveille l’œil, nous encourageant à appréhender la lettre comme une unité visuelle. Cependant, la poésie digitale va plus loin en éliminant les frontières entre le sujet et sa signification, entre le dessin et l’inscription. En ajoutant l’animation, les poèmes digitaux redonnent aux lettres le potentiel de mouvement que l’enfant leur avait octroyé.[8] Dans de nombreux poèmes digitaux, les lettres bougent ; elles sont déplacées, elles peuvent apparaître à n’importe quel endroit de la page/écran, faisant valoir ainsi leur forme en trois dimensions ou leur qualité cinématographique. Comme le dit élégamment Stephanie Strickland, les mots digitaux jouent sur les deux sensations de lire et voir ; « Alors qu’un son superposé à un autre son crée un troisième son, » écrit-elle, « et qu’une image appliquée sur une autre donne une nouvelle image, un texte écrit superposé à un autre texte ou une image ne conduit vraisemblablement pas à quelque chose de lisible…en tout cas on vacille entre deux actes : l’acte de voir le visible et l’acte de lire le lisible. »[9] C’est précisément ce vacillement ou « oscillation » entre les deux phénomènes distincts existant dans une inscription (ce qui se voit et ce qui se lit) que l’artiste français Servovalve exploite dans son travail intitulé « nurb » (sur :servovalve.org/nurbnolan.html)- vers lequel je vais maintenant me tourner.

Pour ceux d’entre vous qui sont moins au courant des dernières innovations dans le domaine de la poésie digitale, je voudrais commencer par une brève classification. Toutes les poésies digitales n’insistent pas sur l’aspect visuel ou cinétique de la lettre. Une grande partie de ce que l’on trouve n’est rien de plus que de la poésie imprimée distribuée sur internet. Un site internet tel que Ubu.com par exemple, recueille fidèlement et « publie » sur internet la poésie la plus intéressante et innovatrice depuis le début de ce siècle jusqu’à aujourd’hui. Malheureusement une grande partie de ce travail n’utilise pas le digital. Une deuxième catégorie de poésie digitale que l’on trouve sur le réseau comprendra des poèmes qui n’ont jamais été publiés initialement et qui profitent de la grande vitesse de diffusion ainsi que de la propagation à grande échelle qu’offre internet. Ils n’utilisent néanmoins aucun des autres avantages du digital. N’importe quel programme pourrait produire ce genre de poèmes à partir de logiciels internationaux tels que Microsoft Word. (Et l’on pense à Alan Sondheim qui distribue plusieurs poèmes par jour sur un « listserve » dirigé par Jim Andrews intitulé « webartery ». Les poèmes composés avec HTML, DHTML ou le langage Javascript constitue la troisième catégorie de la poésie digitale. Ces poèmes sont établis soit en programmant de façon intentionnelle (produisant des effets previsiblé et maîtrisables), soit en programmant un algorithme et en considérant les résultats aléatoires qu’il produit.

La quatrième catégorie de poésie digitale et la plus répandue est celle dont je veux parler plus précisément. Bien que je ne vais parler que de la poésie digitale française, il faut comprendre que les poèmes que j’examine font partie d’une oeuvre internationale évoluant dans le temps en suivant des règles de manipulation de texte dont on commence à peine à élaborer la théorie (pour composer une « poétique ») et l’histoire (pour déterminer un « canon. »). Cette quatrième catégorie est appelée poésie digitale « animée ». Les travaux de cette catégorie utilisent généralement un des deux logiciels qui comportent des programmes animés en vente partout : Flash et Director. Director est sorti le premier en 1987 (suivit par Flash en 1996 ou 97). Les deux programmes permettent à celui qui les utilise de faire bouger les lettres autours de l’écran, de les modeler, de changer leur taille, leur police de caractère et leur couleur. Cela permet aussi au lecteur de jouer avec le texte en lui permettant de transporter des mots ou des lettres d’un endroit à l’autre de l’écran grâce à la souris, ou bien en les faisant disparaître puis réapparaître en cliquant sur la souris. Les poèmes digitaux animés des programmes Flash ou Director ressemblent à de petits films dans lesquels les mots ou les lettres se déplacent comme les personnages de dessins animés. Pour prendre un exemple assez sophistiqué (Director), « La Poésie est la somme » de Philippe Castellin se compose de mots de la même police de caractère mais de couleurs différentes- tels que « infini », « L’étroit », « toujours », « formes », et « l’intérieur » (aussi bien que le nom de l’auteur et la date de composition du poème-1999)- qui flottent autours de l’écran selon une direction et un rythme déterminés par un algorithme qu’on a programmé. Les mots- qui apparaissent tous en lettres capitales- circulent pendant un moment, puis soudainement cessent de bouger et restent dans la même position pendant 3 secondes, un délai juste assez long pour créer une impression visuelle sur le lecteur, mais pas suffisamment pour qu’il puisse lire le texte en entier. L’observateur répond à ce défilé de mots rayonnants en les suivant des yeux, ceux-ci traçant une variété de chemins optiques qui n’existeraient jamais à la lecture d’un texte « normal ». Avoir le bon comportement face au texte n’est pas facile, à cause de la succession d’images animées. Quand à la fin les mots s’arrêtent de bouger, l’observateur apprécie le poème provisoire, ne pouvant se concentrer que sur un ou deux mots qui scintillent jusqu’à devenir lisibles. Par conséquent, le poème ne semble jamais contenir deux fois les mêmes mots, et son aspect visuel global ne se résout pas à une entité stable. Les permutations au niveau de la syntaxe, du contenu ou de l’aspect visuel du poème sont infinies. Dans un sens, l’observateur « lit », mais il doit en même temps dépasser «la lecture » traditionelle, se trouvant en face d’un « texte » qui refuse de se confiner dans ce que Paul de Man aurait appelé « une métaphore totalisante », un « texte » qui, en revanche, se reproduit sans cesse dans une l’extensibilité métonymique illimitée.[10]

Le logiciel le plus complexe, Director, produit des résultats qui présentent un plus grand défi à l’observateur solidement lettré. Alors que Flash crée de simples animations, semblables à celles utilisées pour les génériques de films par exemple, on peut utiliser Director pour programmer des séquences plus longues impliquant une grande variété de transformations de caractères et leurs interactions avec les images.[11] Un auteur utilisera plutôt Director lorsqu’il veut créer un flou entre le texte et l’image. Ce flou, bien sûr, apparaît déjà dès que la lettre d’un mot commence à flotter, tourner, vibrer, ou à se déplacer (soit par procédés interactifs, soit d’après des langages informatiques déjà programmés). Mais on peut accomplir des permutations au sein du texte bien plus extraordinaires lorsque la transition entre une simple ligne et une lettre se produit doucement et en continu. Les animations de chez Flash ont tendance à être saccadées et instables lorsque les lettres apparaissent et re-disparaissent soudainement, ou bien se déplacent plus ou moins bien sur l’écran. A l’opposé, les animations de chez Director arrivent à maintenir une certaine continuité entre l’apparition d’une lettre et la suivante. Chaque type d’animation à en commun une tendance à privilégier la lettre sur le mot en tant qu’élément prioritaire de la composition. Jim Andrews, un artiste canadien travaillant à travers le réseau informatique en explique la cause : « Je suis plongé depuis des années dans la poésie visuelle, et particulièrement dans la poésie visuelle concernant les lettres, qui résonne en syllabes et lettres et non en mots ou en phrases…parce que dans le domaine du digital, la forme des lettres varie plus que la forme des mots qui se résume à un long rectangle. Et, du point de vue du programmeur, une lettre est une chose continue sur laquelle les différentes transformations/animations sont plus attirantes et évocatrices que lorsqu’il s’agit de mots entiers ou de phrases. Les lettres sont des caractères. Elles ont plus de personnalité qu’un mot. »[12] Par conséquent, un graphiste- tel qu’Andrew- va regrouper des sources de programmation sur ces éléments du langage écrit ayant un intérêt visuel : plus le graphisme de la lettre est varié, plus elle est valorisée en poésie digitale. On pourrait dire que les poètes qui font de la poésie digitale écrivent avec des lettres et non avec des mots et que « lire » ce genre de poésie revient à prêter attention simultanément à la matérialité graphique de la lettre et à sa valeur phonétique et sémantique lorsqu’elle va former un mot.

Dans « nurb », le poème digital dont je voudrais parler avant de conclure, Servovalve (pseudonyme de l’auteur-programmeur Grégory Pignot[13]) a mobilisé la temporalité pour conduire le lecteur à partir d’un certain regard- lire d’une façon conventionnelle, restrictive- vers un regard différent- regarder ou « lire » les mots-images dans un sens plus large.[14] «Nurb » se base en fait sur le jeu entre ces deux façons de lire et les deux types de représentations qui leur correspondent. Ici, l’auteur met constamment au défi la distinction entre les traits formant des lettres et les traits utilisés pour produire des représentations. Composé de dix étapes discrètes,[15] «nurb » constitue l’un des exemples les plus extrêmes d’une poésie digitale menée précairement vers les sommets de l’art graphique. Certains spécialistes remettent en cause le fait de l’appeler un « poème » (il n’a pas de contenu « sémantique » évident.) Pourtant je dirais que « nurb » est de la poésie dans la mesure où il met l’accent sur la matérialité graphique de l’inscription, et donc sur l’unité fondamentale de cette matérialité : c’est-à-dire, la lettre. Ce que « nurb » développe, c’est l’idée que, à son niveau le plus élémentaire, une lettre est une suite de traits horizontaux, verticaux, obliques et incurvés alors qu’une représentation à son niveau le plus élémentaire est aussi une suite de traits qui ressemblent à des lettres, ou bien qui comportent les même formations linéaires et incurvées que les caractères d’un langage.

Dans les trois premières étapes de ce « poème »- intitulées « iiiii », « x-liner », et « électrotomy »- on examine des inscriptions linéaires verticales et horizontales, que l’on confronte ensuite avec des spirales ou des lignes irrégulières encore plus inattendues dont le rôle est de suggérer la profondeur en trois dimensions, en comparaison avec la surface plane d’une page. La quatrième étape, « carbon », introduit soudain un autre type de ligne, un genre de serpentin se déplaçant rapidement, évoquant le léger mouvement de la main quand elle écrit. Dans ce cas-là, cette ligne est le constituent de la représentation. L’observateur regarde patiemment les quatre ou cinq serpentins remplir l’écran noir bordé de blanc, produisant au bout du compte le portrait d’un visage d’homme en entier. A chaque fois que le processus recommence, le serpentin commence à un endroit différent du visage (et je crois qu’il représente aussi un visage différent). De même que les pixels sont les constituents d’un portrait dessiné (et d’ailleurs, si vous regardez attentivement un écran pendant un certain temps, vous allez pouvoir identifier chaque pixel d’une image), le serpentin dans ce cas est le constituent de la représentation.

La cinquième étape (« ohon ») veut créer un flou entre des caractères imprimés, une écriture manuelle et des formes linéaires abstraites. Au milieu d’un écran noir, des mots sortis du vocabulaire pharmaceutique-Thoridazine, Teldane, Droleptan, Quinidine, acide animé, acide formique- apparaissent puis se dissolvent en forme de barres lumineuses touchées par des fragments qui volent ou deviennent les pivots autours desquels tourbillonne une figure illisible faisant penser à un mot en manuscrit. Après un certain temps, la fusillade de fragments ralentit de telle sorte que l’on comprend alors qu’ils représentent des mots, de même que l’on reconnaît les barres lumineuses comme étant des inscriptions. La stratégie de lecture de l’observateur atteint alors son apogée. Non seulement ses yeux n’arrêtent pas de se déplacer dans tous les sens sur l’écran afin de « lire » les mots, mais aussi le moment où les lettres deviennent lisibles est le lieu d’un réajustement, d’un point de rupture anamorphique, où l’on passe en une fraction de seconde de ce que Jean-François Lyotard a appelé « l’espace figural » (dans lequel on trouve des images) à « l’espace graphique » (dans lequel on trouve des textes).[16]

Le reste des étapes de six à dix (« lignedefuite » ; « go.s.cell » ; « fil » ; « erdro » ; « cone82 ») impliquent des procédures interactives ; celui qui lit peut changer l’activité ou la direction des formes et des lignes en déplaçant la souris. Dans deux de ces étapes- n°8 (« fil ») et n°9 (« erdro »)- l’observateur peut même écrire sur l’écran. Lorsqu’il déplace la souris vers la gauche dans « fil », la ligne s’étend vers la gauche, alors que dans « erdro », le mouvement des doigts de l’observateur est enregistré comme une série de vecteurs rayonnants depuis le point de départ du mouvement. Dans ce contexte, écrire (ici, directement sur l’écran) est un acte implicitement connecté au corps de l’observateur. Le mouvement est perçu comme une marque rythmique, comme la trace de la puissance du corps exercée sur une surface. Ce que l’observateur finit par lire, ce n’est pas un texte, mais le mouvement de ses propres doigts (et par extension, de ses propres bras).

Par conséquent, dans un travail comme celui de Servovalve, notre façon traditionnelle de lire est à la fois sollicitée et mise à l’épreuve. Le mouvement de l’œil d’ordinaire linéaire et régulé est mis au défi par des procédés de lecture moins conventionnels, également nécessaires afin d’interpréter l’écran, mais associés plutôt à l’acte de toucher ou à la contemplation d’une image. Dans un sens, l’œil est libéré des contraintes qu’il subit quand il lit de manière traditionnelle. Si l’on va plus loin, la poésie digitale appelle à un certain désapprentissage : On demande aux « lecteurs » de ces « textes » d’inhiber la réponse réflexe qu’ils ont eu tant de mal à acquérir. Et pourtant en même temps, la poésie digitale appelle à un réapprentissage ; cela requiert l’acquisition d’une compétence nouvelle. Lire la poésie sur internet- surtout la poésie créée pour internet- va nous faire entrevoir toute une nouvelle façon de lire, et ce faisant, va provoquer des interrogations concernant la frontière entre la lettre et l’image, l’œil et le corps, le mouvement et la ligne.

Carrie Noland
University of California, Irvine


APOSTILLES

[1]

David R. Olson dans The World on Paper : The Conceptual and Cognitive Implications of Writing and Reading : « Parmi nos compétences les plus précieuses se trouve notre capacité à utiliser les textes écrits, c’est-à-dire, à lire et à écrire. La fonction première de l’école est de transmettre ce que l’on appelle « la base », la lecture, l’écriture et l’arithmétique, tout ce qui comprend des compétences avec un système écrit. La dépense publique vouée à l’éducation n’est partagée qu’avec la défense et la santé, et la majeure partie des années de formation des enfants sont passées à acquérir d’abord l’écriture et la lecture d’une manière générale, puis à utiliser ses compétences pour la connaissance d’autres matières telles que la science ou l’histoire. » (Cambridge : Cambridge UP, 1994, p.1)

[2]

A cet égard, nous ne devrions pas oublier l’œuvre de Marcel Mauss « Techniques du corps ».

[3]

Michel Foucault, Surveiller et punir (Paris: Gallimard, 1975), p. 154. Le manuel que Foucault cite est Conduite des écoles chrétiennes par J.-B. de la Salle (B.N. Ms. 11759, 248-9 : Les élèves doivent « tenir le corps droit un peu tourné et dégagé sur le côté gauche, et tant soit peu penché sur le devant, en sorte que le coude étant posé sur la table, le menton puisse être appuyé sur le poing, à moins que la portée de la vue ne le permette pas ; la jambe gauche doit être un peu plus avancé sous la table que la droite… » et ainsi de suite (La Salle, 63-4 ; Foucault 154).

[4]

Les études sur l’écriture et la lecture en anthropologie représentent un vaste domaine. Voir Jack Goody, The Domestication of the Savage Mind (Cambridge : Cambridge UP, 1977) ; Walter Ong, Orality and Literacy: The Technologizing of the Word (London : Methuen, 1982) ; D. R. Olson, N. Torrance, et A. Hildyard, eds., Literacy, Language, and Learning: The Nature and Consequences of Reading and Writing (Cambridge : Cambridge UP, 1985).

[5]

Voir Serge Netchine, « Espace de lecture et lecture de l’espace chez l’enfant » et Guy Denhière, « La lecture et la psychologie cognitive : quelques points de repères » dans Espaces de la Lecture, ed. Anne-Marie Christin (Paris : Centre Georges Pompidou, 1988).

[6]

McLane, Joan Brooks et Gillian Dowley McNamee, Early Literacy (Cambridge, Ma.: Harvard UP, 1990).

[7]

Voir Bruno Duborgel, Imaginaire et pédagogie (Toulouse: Privat, 1992) et Serge Tisseron, “All Writing is Drawing: The Spatial Development of the Manuscript” in Yale French Studies, vol. 0, no. 84, Boundaries: Writing and Drawing (1994).

[8]

Comme Melanie Klein le remarque dans « Le rôle de l’école dans le développement libidinal de l’enfant », les enfants qui apprennent à lire et à écrire abordent les lettres sans freiner leur énergie cinétique et libidinale (Essais de psychanalyse, intro. Par Ernst Jones, trans. Par Marguerite Derrida, préface par Nicolas Abraham et Maria Torok [Paris : Payot, 1967]). Ces énergies sont silencieuses et canalisées, le corps ne bougeant pas, et au fur et à mesure que l’enfant apprend à écrire correctement, les lettres prennent une forme plus standardisée et gardent leur position horizontale « correcte ». Créer les caractères lisibles d’un langage revient à peu de choses près à immobiliser les énergies libidinales et les mouvements remarquables, ce qui est le point de départ de toute représentation.

[9] Stephanie Strickland, “Moving Through Me as I Move: A Paradigm for Interaction,” http://califia.hispeed.com/Strickland/
[10] “Phenomenality and Materiality in Kant,” in Aesthetic Ideology (Minneapolis: Minnesota UP, 1996).
[11] Les animations de chez Director sont capables de produire 30 à 50 images à la seconde alors que Flash n’en produit que 12 par seconde. De tout évidence, un programme capable de produire plus d’informations visuelles en moins de temps reproduira des mouvements d’une façon plus exacte et plus convaincante.
[12] Jim Andrews, “Nio and the Art of Interactive Audio for the Web”.
[13]

Le site internet concernant l’auteur-programmeur contient des informations biographiques (on apprend qu’il est français et né en 1971), et permet aussi de rentrer en contact avec lui par courrier électronique, bien que cela reste anonyme. « Servovalve.org » est décrit comme une « accumulation chrono-illogique de moments sonographiques, à la recherche d’un moyen différent de regarder un écran. » Je remercie Jim Andrews pour m’avoir fourni le « vrai » nom de Servovalve. Voir http://dian-network.com/con/servovalve/index.html

[14]

Voir, à ce propos, Louis Marin, Etudes sémiologiques (Paris : Klincksieck, 1972). A noter que Servovalve emploie aussi une bande sonore pendant une grande partie de « nurb ». Cette bande est composée principalement de bruits mécaniques, des sifflements, des sons à peine mélodiques comme s’ils étaient produits électroniquement ou par synthétiseur. Pour en savoir plus sur la musique utilisée par Servovalve, voir Jim Andrews, servovalvefrancais.htm.

[15] Je parle ici d’une des premières versions de “nurb” (1997-2002), archivée à http://www.servovalve.org/nurbnolan.html . Par la suite, Servovalve a rajouté plusieurs étapes nouvelles qui se trouveront également à ce site. Le lecteur peut d’ailleurs consulter http://www.servovalve.org .
[16]  Voir Jean-François Lyotard, Discours/figure (Paris : Klinksieck, 1985), et surtout la section intitulée « La Ligne et la Lettre » (211-212).
Le Poème en tant qu'Objet Cinétique et Visuel par Carrie Noland
Traduit par Sandrine Marinesco
 
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